Au village on l'appelle la 'Dame en Rouge'.
C'est une grande dame, fine et élégante, marchant encore d'un bon pas, malgré ses soixante-quinze ans. Sa maison est à l'orée d'une forêt, un peu à l'écart du village et de ses bruits. La porte est toujours ouverte pour acceuillir les personnes qui désireraient passer un moment avec elle, à causer des temps passés, ou des temps à venir. Enfin, des choses de peu d'importance... Lorsqu'on passe cette porte, on entre dans une pièce bien éclairée. La parquet de bois grince quand on marche dessus, les murs s'effritent légèrement lorsqu'on s'y appuit, et les vieux meubles montrent une certaine réticence si on tente de les ouvrir. En face de la porte, il y a une très belle et très grande cheminée, toute de marbre, dans laquelle crépite toujours un beau feu. A côté, il y a une fenêtre par laquelle pénètre la lumière du jour, qui vient ensuite se décomposer sur des prismes suspendus. Plusieurs petits arcs-en-ciel tournoient alors sur les murs. La pièce est souvent remplie d'une bonne odeur de tarte ou de gâteau qu'elle a confectionné. Une table ronde, entourée de chaises en merisier, trônent au centre, attendant tous les jours de nouveaux convives.
Sur la droite, on peut passer une porte, derrière laquelle on trouve une autre pièce. Au centre, un immense lit en baldaquin s'empoussière, malgré l'attention délicate que lui porte la dame. Face à lui, un miroir d'ébenne ovale, dans lequel elle se regarde tous les matins. Les marques du temps, son visage qui s'altère lentement, ses cheveux devenus gris, tout cela le miroir ne le lui reflète pas. La Dame en Rouge ne voit d'elle que l'image qu'elle avait à vingt ans. Bien sûr, elle sait que le temps a passé. Quand elle regarde les photos qui décorent la commode à côté de son lit, elle y voit un visage aujourd'hui disparu. Un homme qu'elle a connu, qu'elle a aimé tendrement, mais dont le temps l'a séparé. Elle sait qu'un jour elle le retrouvera, et ce jour là, elle veut avoir le visage de ses vingt ans. Alors chaque matin, devant son miroir, elle se rappelle son jeune visage, pour ne pas l'oublier, pour pouvoir, lorsque l'heure viendra, se présenter ainsi, dans toute sa splendeur passée, maintenant disparue.
Mais, aujourd'hui, lorsqu'elle se regarde dans le miroir, et qu'elle pense à celui qu'elle a perdu, un autre lui vient en mémoire. Une histoire qui s'est passée avant qu'elle ne se marie, avant même qu'elle ne rencontre celui qu'elle a aimé. Elle avait si longtemps oublié cette histoire, l'avait enterrée si loin, comment se fait-il que maintenant elle lui revienne à l'esprit? Un frisson lui parcourt le dos. Elle pose alors un regard triste sur le visage que lui reflète le miroir. Un instant, elle a vu son visage actuel, un visage ridé et agé. Elle efface rapidement cette vision puis enfile sa grande veste rouge, celle qui lui vaut son surnom de 'Dame en Rouge'.
Ce matin, comme tous les matins, elle emprunte le petit chemin de cailloux blancs qui mène au village. Chemin faisant, elle passe un minuscule pont de bois qui traverse le ruisseau du coin. Un instant elle s'arrête, suspendue ainsi au dessus. Penchée sur la rembarde de bois, elle contemple l'eau claire dans laquelle se reflète les lumières de l'aube. Le ciel, encore emprunté du bleu de la nuit, rougit à l'horizon, sous l'impulsion du soleil qui se lève. Le vent souffle alors dans ses cheveux gris. Pour la seconde fois de la journée, elle frissonne. Relevant le col de sa veste, elle détourne son regard du cours d'eau, et reprend son chemin. Un panier d'osier vide accroché à son bras, elle avance tranquillement, écoutant le chant des oiseaux qui s'éveillent, regardant l'herbe qui danse sous l'effet de la brise légère. Vraiment, c'est une belle journée qui commence. Alors pourquoi ce sentiment triste s'immisce-t-il ainsi en elle ? Pourquoi aujourd'hui ce souvenir là revient-il ? C'était il y a bien longtemps. Lui a disparu, et elle a été heureuse depuis. Pourquoi songer à cette vieille histoire ? Elle appartient au passé et n'a plus aucune attache à présent. Rapidement, la Dame en Rouge balaie ces pensées de son esprit, efface son visage songeur et dubitatif et reprend son sourire coutumier. Elle passe devant le moulin, rougit par les premiers rayons du soleil. A cette vue elle rit : un moulin rouge est une idée étrange mais qui la séduit toutefois. Elle aime cette couleur. Elle l'a toujours aimée. Vraiment, aujourd'hui est une belle journée.
Lui aussi a vieilli, lui aussi est devenu gris. Ses muscles se sont raidis, ses articulations se sont artrosées. Mais à l'idée de retrouver ce souvenir perdu, il court les bois sans se soucier des maux que le temps lui inflige. Il l'a retrouvée, il va la revoir. Tant d'années écoulées, tant d'attente si longue, tant d'espoir secret ... Il porte encore cette ancienne cicatrice au creux de son ventre. Aujourd'hui le destin le récompense de sa patience. Il va la revoir. A quoi peut-elle ressembler ? Elle était si jeune à l'époque, une adolescente. Bien sûr, elle a vieilli. Des rides ont du apparaître sur son visage, elle a du grandir et prendre des formes. Aura-t-elle toujours ses yeux bleus ? Qu'importe, la revoir aura toujours la même saveur d'antan. Il se souvient d'elle comme si c'était hier, toute vêtue de rouge, se promenant en chantant, d'un pied léger. Qu'elle était belle alors, qu'elle était belle. Il accélère sa course, malgré ses douloureux rhumatismes. Il a toujours aimé les bois, sentir le parfum brut des chênes frôlant ses narines puis glissant le long de sa peau. A l'est, le soleil, est déjà bien levé. La lumière se glisse doucement entre les arbres. Les ombres des feuilles forment des arabesques sur le sol. Les hommes ont tellement cherché à reproduire ces formes, en vain. Il se demande s'ils y arriveront un jour. L'homme un jour égalera-t-il la nature ? Cette nature qu'il sent revivre si inténsément en lui à cet instant. Tout cela lui est égal de toute façon, car il se rapproche d'elle à chaque foulée.
Il va la revoir. Vraiment aujourd'hui est une belle journée.
La voilà au village. Sur la grande place, grouillant de monde se tient le marché. Des cris retentissent de toutes parts, mais les gens sourient. Elle aime cette ambiance chaleureuse. Dans ces instants, elle se sent vivante parmi les autres. Alors elle marche au milieu des gens, unique tâche rouge au milieu des couleurs ternes des habits quotidiens du reste de la population. Elle passe d'un étalage à l'autre, comparant les prix, mais surtout discutant avec les marchands. Elle les connait tous, à force de fréquenter ce marché depuis tant d'année. A l'un, elle demande des nouvelles de sa femme et de ses enfants, à l'autre, elle demande comment se sont passées ses récoltes. Tous lui sourient et lui répondent gentiment.
Sur la grande place, un spectacle se tient. Elle s'en approche. Sur une estrade de bois, une troupe de théatre joue une fable. Elle regarde attentivement les comédiens. Le premier d'entre eux porte une peau de mouton sur le dos. Il est au dessus d'un grand bac à eau. C'est une troupe de rue, avec peu de moyens. Le bac représente une rivière, la peau de mouton est un déguisement d'agneau. Un jeune homme, avec un léger duvet au dessus de ses lèvres, et de long cheveux bouclés tombant sur ses épaules attire la foule autour de lui :
« Venez braves gens, venez ! Approchez-vous, et écoutez la morale de notre fable. Parlons de loup et d'agneau, mais n'attendez pas d'histoire pour endormir vos enfants. Non, nous allons vous conter un drame où vous apprendrez que 'la raison du plus fort est toujours la meilleure'.»
Intriguée, la Dame en Rouge s'approche alors davantage pour écouter la suite. La fable la captive, mais la fin l'indigne. Alors quoi ? Les innocents finissent-ils toujours dans la gueule du loup ?
Un homme se trouvant à côté d'elle l'aborde alors :
« Dîtes moi si je me trompe, Madame, mais j'ai l'impression que cette petite pièce n'est pas totalement à votre goût. »
Elle se tourne vers lui.
« Comment vous nommez-vous jeune homme ? lui demande-t-elle, posant sur lui un regard plein de malice.
- Charles Perrault, Madame.
- Et bien Monsieur Perrault, sachez qu'il existe bien des loups, et qu'ils ne sont pas tous aussi sauvages que celui que nous venons de voir. Certains même, en apparence, sont aussi doux que l'agneau de cette fable. De ces derniers, vous devez vous méfier, car ils sont les plus dangereux. Pourtant si il y a beaucoup de loups en ce monde, il y a bien plus d'agneaux. Alors la loi du nombre prédomine sur la loi du plus fort. Dans cette fable, l'agneau tettant encore sa mère n'aurait jamais du se retrouver seul. Voilà ce qui me dérange monsieur. »
A ces mots, elle lui sourit, lui tourne le dos et s'en retourne au marché.
Il n'est plus très loin à présent. Les feuilles mortes volent sous ses pas. L'odeur de l'humus frais l'ennivre. Il se sent revenir à la nature, il sent sa jeunesse remonter en lui. Ses muscles se décrispent, ses rhumatismes disparaissent. Il s'étonne de voir à quel point un souvenir peut lui rendre des forces qu'il croyait pourtant à jamais disparues. Il enjambe quelques buissons de houx, avant de voir l'orée du bois
Il approche, enfin. Encore quelques foulées et il sera chez elle.
La dame en rouge est rentrée.
Au marché, elle a trouvé un vieux vin et de belles pommes, très juteuses. Elle va en faire une tarte, comme à son habitude. Se saisissant de la plus rouge d'entre elle, elle la contemple un instant avant de la croquer. Puis elle s'assoit dans sa chaise à bascule. Lentement, elle mange sa pomme en fredonnant une tendre comptine, issue de sa lointaine enfance. Lentement, elle s'égare dans des pensées. Les yeux dans le vide, elle finit par s'assoupir, doucement.
Il est à quelques mètres de sa porte, entre-ouverte. Lentement, à pas de loup, il s'avance, passe devant la fenêtre, avant de s'arrêter sur le palier. Son coeur bat de tout son poids de vieux coeur. Il y est, il va la retrouver. Il a attendu si longtemps cet instant qu'il en frémit. Il avance d'un pas. Un craquement se fait alors entendre. Une planche du palier vient de protester. Il s'arrête alors, le souffle court. La porte est juste devant lui, il n'a plus qu'à la franchir. L'a-t-elle entendu ?
Un bruit vient de la réveiller. Quelqu'un est à sa porte. D'un bond, la Dame en Rouge se lève. Elle sent une présence à l'extérieur. Lorsque quelqu'un vient la voir chez elle, il n'attend pas devant la porte. Il se présente immédiatement. Inquiète, elle recule légèrement près de la fenêtre, celle où sont suspendus les prismes. D'une petite voix, elle demande :
« Qui est là ?»
Alors elle le voit entrer chez elle. Ce souvenir si longtemps enfuit vient de réapparaître sur le seuil de sa porte. Oh! Combien elle aurait aimé ne pas revoir ce vieux cauchemar.
« Bonjour, Petit Chaperon Rouge, lui dit le vieux loup. Que tu as grandi.»
Elle lui sourit amèrement.
« Elle aussi est en chemin, portant une galette et un petit pot de beurre. Elle a prit le chemin le plus long, celui parsemé de fleurs. Mais tu le sais déjà, n'est-ce pas? Tu as connu cela. »
Lentement une larme se met à couler le long de la joue de la Dame en rouge. Elle pense alors à son mari. C'est aujourd'hui qu'elle va le rejoindre, en cette journée où elle devait voir sa petite fille, discuter avec elle, manger un bout de galette, et lui remettre un petit chaperon rouge qu'elle lui avait tricoté. Jamais elle n'avait pensé que l'histoire se répèterait. Elle devait retrouver son mari dans toute sa splendeur passée et non pas entâchée de sa plus vieille erreur. Accompagnée de sa petite fille, c'est finalement dans son rôle de grand-mère qu'elle se présentera à lui.
Dans un très long soupir, rempli de crainte et d'amertume, elle lâche finalement ces mots :
« Et cette fois-ci, as-tu vérifié où se trouvait le chasseur ?»
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